Alice B-Rabbit, porteuse officielle du titre de plus dangereux Chain illégal, était sur le point de commettre un meurtre. Pas parce que sa vie était en danger – même s’il était bien possible que sa santé mentale le soit, elle. Pas parce qu’Oz était en danger : il s’était mis dans cette situation lui-même. Et pas non plus dans un but ayant le moindre rapport avec la recherche de ses souvenirs.

Non, elle allait juste tuer quelqu’un si elle entendait une fois de plus prononcer le mot « printemps ».

Franchement, quel besoin d’en faire toute une histoire ? Elle n’avait peut-être pas l’entièreté de sa mémoire, mais elle était certaine que de son vivant, il n’y avait aucune stupide tradition impliquant un pique-nique en famille… ce qui était pourtant ce qu’Oz et son oncle avaient joyeusement proposé, avec quelque chose à propos d’œufs et de cloches qu’elle n’avait pas écouté. Et c’était pourquoi elle se retrouvait assise dans l’herbe du parc des Rainsworth (enfin, qui commençait dans leur propriété mais tout ça ne pouvait pas être à eux, si ?) en compagnie du reste de leur groupe, kidnappée tout comme le gamin Nightray par son fourbe de Contractant.

Alice détestait la solitude. Mais là, tout d’un coup, ça ne paraissait pas si mal. Nettement moins désagréable, en fait, que les fadaises sur le printemps que Sharon était en train de lui débiter, des trémolos dans la voix et des étoiles dans les yeux. Et Oz qui l’abandonnait à ce supplice, le lâche, trop occupé à coller ses si formidables amis bizarres pendant que sa cruche de sœur le collait, lui – son serviteur.

(L’ami bizarre en question était en train de s’énerver, comme d’habitude, et avait l’air parfaitement ridicule. Tête d’algues se donnait en spectacle, pour ne pas changer, à cause d’une stupide boule de poils bien trop bas dans la chaîne alimentaire pour faire peur à qui que ce soit, et le suivant de l'autre… Alice ne voulait pas savoir à quoi ce type pratiquement sans visage pensait. Ah, elle était belle, la famille noble : un idiot, un peureux et un freak.)

Alors quand Break et son insupportable poupée se mêlèrent à la discussion, ce fut la goutte d’eau qui fait déborder l’Abysse. La petite Chain se leva, lança un grand coup de pied dans la direction d’Emily, et courut sans se préoccuper d’où elle allait. Derrière elle, elle entendit le bruit caractéristique d’un coup d’éventail et sourit fièrement.

Elle ne s’arrêta que quand les voix des autres devinrent inaudibles, s’apercevant qu’elle s’était enfoncée dans le petit bois commençant près de la place qu’ils avaient choisie, et se laissa tomber sur le sol, à la fois contrariée et contente d’elle. La grande B-Rabbit n’avait pas à se laisser harceler par un clown et une noble dérangée, après tout ! Elle croisa les bras et hocha la tête, approuvant très sérieusement ses propres pensées. Romance. Non mais QUI avait besoin de ça ? Si le printemps était cette période où le soleil brillait plus fort, où la nuit tombait un peu plus tard chaque jour, où l’odeur des arbres revenant à la vie lui donnait envie de sortir et d’explorer et où les oiseaux avaient recommencé à la réveiller en chantant le matin, alors il était complètement inutile d’y rajouter ce genre d’histoires stupides à propos de l’amour s’éveillant comme une fleur au sortir de l’hiver. Alice était déjà satisfaite de ne plus devoir se sécher devant le feu en rentrant d’une mission parce qu’ils avaient pris la pluie, ou d’être réveillée plus tôt et de pouvoir courir à la cuisine avant tout le monde pour garder toute la viande pour elle seule, sans devoir s’envelopper dans sa couverture pour ne pas grelotter. Et puis… bien sûr elle n’en avait pas besoin, et ce n’était pas comme si ça lui avait manqué cet hiver, et elle n’attendait certainement pas les sorties pour ça, mais… elle aimait bien le soleil. La chaleur. Peut-être. Un tout petit peu. Et peut-être que, quand personne ne regardait, elle aimait bien fermer les yeux et rester là au soleil, juste comme maintenant avec cette trouée dans les arbres qui laissait tomber un rayon de lumière juste au dessus de sa tête…

– Alice !

Autant pour la tranquillité.

Elle rouvrit les yeux, essayant de ne pas avoir l’air flattée qu’Oz ait quitté ses amis pour venir la rejoindre… ce qui ne fut pas difficile lorsqu’elle se rendit compte qu’il n’était pas seul.

Ada Bezarius se recroquevilla sous le regard furieux que lui lançaient les yeux violets.

– Ca va ? poursuivit son frère, immunisé depuis longtemps. Tu t’es enfuie sans prévenir, tout le monde était surpris.

Alice grommela une réponse inintelligible dont ressortaient seulement les mots « Clown » et « Sharon », avant de désigner Ada d’un mouvement du menton. Le message était clair : « Qu’est-ce qu’elle fiche là ? »

Oz rit doucement, resserrant sa prise sur la main de sa sœur.

– J’aurais dû m’en douter… C’est vrai qu’ils sont un peu difficiles à supporter quand ils sont de cette humeur.

Un peu ? Alice leva les yeux au ciel devant l’écart entre cette phrase et la réalité. Ha. Ecart. Un gouffre, plutôt.

– Tu peux venir t’asseoir avec nous, si tu préfères. Je parie qu’Elliot et toi vous vous entendriez très bien.

Elle marmonna un « M’étonnerait » bougon et tourna la tête à l’opposé des deux blonds, les ignorant ouvertement. (Certains auraient dit « boudant ». Mais quand on était B-Rabbit, on ne boudait pas, on ignorait ceux qui n’étaient pas dignes de votre attention. C’était différent.)

Un ange passa, sautillant parmi les pâquerettes.

– On devrait revenir près des autres, ils doivent se demander où nous sommes passés » proposa Oz. « Je suis sûr que Sharon est dans tous ses états. »

Sharon mon œil, faillit lui répliquer Alice. Il avait juste envie de retourner jouer avec les nerfs de Tête d’algues ou de son idiot de copain aux cheveux à pointes. Eh bien qu’il y aille et surtout qu’il n’oublie pas son accessoire blond en partant ; elle, elle restait là où personne n’essaierait de lui faire dire « grande sœur » ou de lui expliquer, exemples à l’appui, pourquoi le printemps était une si merveilleuse saison pour les histoires d’amour.

– Ou peut-être que tu préfères rester ici un moment ?

Elle acquiesça, contente de ne pas avoir besoin d’expliquer ce qui était évident.

– Dans ce cas je vais retourner là-bas, et Ada et toi pouvez rester un peu entre filles ! annonça-t-il comme s’il venait d’avoir l’idée du siècle. Il lâcha la main de sa sœur et la poussa gentiment vers une Alice abasourdie.

– OZ !!! protesta-t-elle, furieuse. Pas question !!! Reviens ici, serviteur débile – HEY, TU M’ECOUTES ?!!!

Visiblement, non. Elle le regarda repartir d’un pas léger, presque en sautillant. Oh, il l’avait fait exprès, le sadique, ça ne faisait aucun doute… Elle serra les poings. Il allait le lui payer.

Un « Alice ? » hésitant la fit se retourner d’un bloc vers la sœur dudit sadique, ses yeux lançant des éclairs. Elle eut l’impression de voir Ada se recroqueviller sur place, mais la jeune fille rassembla néanmoins son courage et demanda : « Tu veux, euh… te promener, ou tu préfères que-

– Ni l’un ni l’autre ! » répliqua la petite Chain, en partant d’un pas vif dans la direction la plus lointaine possible du chemin qu’avait repris ce traître de blond machiavélique.

Ada la suivit, surprise au début par son allure rapide. Malheureusement pour Alice, ayant les jambes plus longues, elle arrivait à garder son rythme.

– Attends-moi… Oz a dit qu’on devait rester ensemble, imagine que tu te perdes, ou que tu rencontres-

– Je ne me perdrai pas ! siffla-t-elle. Et je ne vois pas ce que je pourrais rencontrer ici : il n’y a que des arbres, des oiseaux, et toi !

Un frémissement dans les buissons, juste à côté d’elles, choisit ce moment pour la contredire.

Elles se figèrent, retenant leur respiration. Un silence total semblait être tombé sur l’endroit – mêmes les oiseaux ne chantaient plus.

Les buissons remuèrent de nouveau, et lentement, avec hésitation, l’être qui s’y cachait risqua un coup d’œil à l’extérieur, laissant les jeunes filles apercevoir un museau rose, des yeux ronds, des oreilles couvertes de fourrure…

– VIANDE !!!

…qui disparurent de nouveau au cri sauvage de la petite Chain. Celle-ci fondit sur le buisson avec une vitesse qui devait approcher celle d’un faucon en piqué, s’y enfonça tête la première et ressortit victorieuse, un sourire carnassier aux lèvres, des feuilles dans les cheveux et l’infortunée boule de fourrure entre les mains.

– HA ! Tu croyais pouvoir provoquer la grande B-Rabbit, boule de poils ? ricana-t-elle. Tu vas me le payer de ta vi-

– Tu ne comptes pas le manger ?! protesta Ada en lui arrachant la petite bête des mains. Ce serait trop cruel !

Cruel ? Dans quel monde elle vivait, celle-là ?

– C’est de la nourriture ! Et c’est moi qui l’ai attrapée. Bien sûr que je vais le manger !

– Mais il est si petit, plus petit qu’un de mes chats ! Même pas bon à sacrifier ! Tu mangerais une pauvre petit bête sans défense ?

Ada tenait l’animal dans ses bras, présentant à Alice la « pauvre petite bête » qui tremblait, et lui faisait le même regard implorant que cette chose duveteuse qu’elle serrait contre elle comme une peluche, avec son petit nez frémissant, son pelage couleur sable et ses oreilles tombantes.

C’était… presque…

Nonononon. Alice secoua vigoureusement la tête pour s’éclaircir les idées. C’était de la viande. La chose blonde commençait à la contaminer ou quoi ?

– C’est quoi ? exigea-t-elle de savoir, les mains sur les hanches et la tête penchée sur le côté.

Ada ouvrit de grands yeux, surprise.

– Mais… un lapin.

Les yeux violets se détournèrent une seconde de la petite bête, le temps de lui jeter un regard dédaigneux.

– Dis pas de bêtises. Il n’a même pas de crocs.

Elle tourna les talons. Si cette idiote y tenait tant que ça, elle pouvait la garder, sa bestiole.

L’idiote en question courut après elle pour la rattraper.

– Mais les lapins…

– Lâche-le ! aboya Alice. Tu vois pas qu’il est mort de peur ?

Ada rougit, bredouilla un « Pardon » et se baissa gracieusement pour libérer le petit lapin, qui s’enfuit sans demander son reste.

Bon, et maintenant ? C’était bien de marcher, mais elle n’avait aucune idée d’où elle allait… Un rayon de soleil à sa gauche attira son attention. On ne pouvait pas tout à fait appeler ça une clairière, mais il y avait bien là un espace dans le sous-bois, que la lumière éclairait d’une façon presque irréelle. Alice se dirigea droit dessus, coupant à travers les petites fleurs qui tapissaient le sol, et s’y assit. Voilà : un coin tranquille, au soleil. Et l’autre n’avait qu’à s’occuper en jouant avec les fleurs, ou quelque chose du style. Elle se laissa tomber sur le dos et ferma les yeux, bras croisés, dans une attitude qui montrait clairement l’absence de volonté de la moindre communication avec Ada.

– C’est magnifique, souffla justement celle-ci d’un ton émerveillé. On dirait une clairière de conte de fée.

De conte de fée ? Oh, pitié.

– Et toutes ces fleurs ! J’adore les fleurs. Surtout les roses.

Rien à fiche.

– Evidemment, il n’y a pas de roses ici… Oh, regarde ! Celles-ci, mon frère s’amusait à en mettre dans les cheveux de Gil, quand nous étions enfants.

Ca, c’était intéressant. Alice daigna soulever une paupière pour voir à quel point l’image de Tête d’algues avec des fleurs sur la tête serait ridicule.

Ada se pencha et caressa du bout du doigt une fleur blanche veinée de rose.

– Et celle-là, elle symbolise le mauvais sort. Il y a des gens qui l’utilisent pour confectionner les couronnes mortuaires…

…D’accord. Elle s’éloigna un chouïa, fronçant le nez. La gentille-jolie-parfaite sœur d’Oz penchée comme ça sur une fleur, chuchotant ce genre de détail morbide d’un air passionnément intéressé, c’était… glauque, elle n’avait pas d’autre mot.
(Non, elle ne pensait pas à la folle qui lui servait de sœur. Pas. Du. Tout. Compris ?)

La blonde lave les yeux vers elle, rayonnante comme si elle ne venait absolument pas de parler de malédiction et d’enterrement.

– Oz me laissait lui faire des couronnes de fleurs, à l’époque. Oh, tu ne veux pas que je t’en fasse une ? Ce serait ravissant sur toi !

Hé, hé, on se calme là ! D’où sortait-elle une idée pareille ? Et quand s’était-elle rapprochée d’un coup au point qu’elles étaient pratiquement nez à nez, avec les mains de la Bezarius déjà en train de farfouiller dans ses cheveux ?

« Tu as déjà fait une couronne de fleurs, Alice ? »

Quelque chose dans le ventre d’Alice se noua et elle détourna le regard, cœur battant, parce que les mains qui jouaient avec ses cheveux étaient trop petites, le visage tourné vers elle trop féminin et délicat, la voix trop aiguë, mais quelque chose en elle reconnaissait les yeux émeraude lumineux, le sourire radieux et les longs cheveux blonds, et la sensation de mains dans ses propres mèches brunes, les tressant et tortillant pour en faire deux fines nattes, et –

– Alice ?
– QUOI ? » aboya-t-elle, reculant par réflexe comme un animal surpris. (Ce qu’elle regretta immédiatement, ses cheveux étant restés dans les mains de sa compagne.) « AÏE !
– Ah, pa-pardon !! » bafouilla la jeune Bezarius, qui lâcha lesdites tresses et s’empressa de lui frotter la tête dans une maladroite tentative pour calmer la douleur. « C-ça va ? Tu avais l’air ailleurs, on aurait dit que tu allais te mettre à pleurer, et… » Elle baissa les yeux et les mains, embarrassée.

Pleurer ? Alice porta la main à sa joue, et s’aperçut qu’en effet une larme y avait laissé une trace humide. Ca devait être d’avoir senti l’autre idiote arracher à moitié ses cheveux, oui, voilà.

Sauf qu’elle était B-Rabbit, nom d’un chien, pas n’importe quelle poule mouillée qui pleurniche à la moindre petite douleur ! Stupides, stupides, stupides souvenirs qui refaisaient toujours surface au mauvais moment plutôt que quand elle en aurait eu besoin, et stupide Jack avec sa stupide tresse et sa stupide gentillesse et ces stupides printemps qu’ils avaient dû passer ensemble et dont elle ne revoyait rien. Elle ignorait si c’était le souvenir en lui-même ou le fait qu’Ada l’ait vue, mais elle avait envie de mordre.

Portant la main à l’endroit douloureux, elle rencontra sous ses doigts la douce texture des pétales d’une fleur. Elle l’extirpa de sa chevelure et la fit tourner entre ses doigts, remarquant sa couleur violette. Elle devait aussi en avoir mis une au dessus de son autre tresse… Quelle idiote.

Elle se releva, imitée par la Bezarius qui épousseta sa robe sans cesser de fixer le sol. Regardant autour d’elle à la recherche d’une diversion pour lui faire oublier ce qui venait d’arriver, la lapine aperçut deux petites formes brunes, plus loin de l’autre côté de leur clairière.

– Hey. » Elle lança la fleur qu’elle tenait sur Ada pour la faire relever la tête. « Revoilà tes… lapins. »

La jeune fille se tourna par réflexe, et se pétrifia à la vue des animaux alors qu’Alice se penchait en avant, plissant les yeux pour mieux voir. ‘Y avait quelque chose de différent de celui de tout à l’heure.

– Qu’est-ce qu’ils font ?

– Ilsnefontriendutout » répondit précipitamment Ada, rouge coquelicot, en posant les deux mains dans son dos pour la pousser dans la direction opposée.

– Hey ?! Mais je veux voir, me touche pas, qu’est-ce qui te prend ? Lâche-moi !!

Ada secoua frénétiquement la tête, murmurant des « Non non non il faut qu’on rentre les autres vont s’inquiéter ». Alice renonça à comprendre et se laissa pousser, soupirant dans son for intérieur.

Sérieusement. Les filles au printemps, c’était vraiment n’importe quoi.